Trente-cinq
J’ouvre la porte et me précipite dans l’escalier pour montrer à Riley ma sucette de la Saint-Valentin, ce petit objet qui fait briller le soleil, chanter les oiseaux, et a complètement chamboulé ma journée, même si je refuse de revoir l’expéditeur.
Mais, quand je l’aperçois assise sur le canapé, quelques secondes avant qu’elle se retourne à mon entrée, si petite et esseulée, les paroles d’Ava me reviennent à l’esprit : j’ai dit au revoir à la mauvaise personne. Sous le choc, j’ai du mal à respirer.
Elle me sourit.
— Salut ! Tu ne croiras jamais ce que je viens de voir dans l’émission d’Oprah. Il y avait un chien qui n’a plus de pattes avant, et pourtant il pouvait...
Je laisse tomber mon sac à terre, je m’assieds à côté d’elle et attrape la télécommande pour couper le son.
— Il y a un problème ?
— Que fabriques-tu ici ?
Elle louche en me tirant la langue.
— Je regarde la télé sur le canapé en attendant que tu rentres, grosse maligne !
— Non, je veux dire, pourquoi es-tu ici et pas... ailleurs ?
Elle me tourne le dos, préférant regarder la télé sans le son plutôt que moi. J’insiste.
— Pourquoi n’es-tu pas avec papa, maman et Caramel ?
Sa lèvre inférieure se met à trembler, légèrement d’abord, puis de plus en plus fort. Je m’en veux horriblement et dois me faire violence pour poursuivre.
— Riley... (J’avale ma salive à grand-peine.) Je crois que tu ne devrais plus venir.
Elle bondit sur ses pieds, l’air outragée.
— Tu me mets dehors ?
— Non, pas du tout. C’est juste que...
Elle arpente ma chambre.
— Tu ne peux pas m’empêcher de venir te voir, Ever ! Je fais ce que je veux, tu m’entends ? Ce que je veux ! Et si tu n’es pas d’accord, c’est pareil !
— Je sais. Mais je crois que je ne devrais pas t’encourager à revenir.
Elle croise les bras avec une grimace, puis se laisse retomber sur le canapé, en balançant les jambes d’avant en arrière comme lorsqu’elle est fâchée, pas contente, frustrée, ou les trois à la fois.
— Ce que je veux dire, c’est que, au début, j’avais l’impression que tu avais de quoi t’occuper, quelque chose à faire, et que tu étais heureuse comme cela. Mais maintenant, on dirait que tu passes tout ton temps ici, et je me demande si c’est à cause de moi. Parce que, même si l’idée de te perdre m’est insupportable, ton bonheur est déterminant, à mes yeux. Et je ne crois pas que perdre ton temps à espionner les voisins et les célébrités, ou à regarder Oprah en m’attendant, soit bon pour toi.
Je m’interromps, le temps de reprendre mon souffle. J’aimerais ne rien ajouter, mais il le faut.
— Parce que, tu vois, même si j’attends avec impatience le moment de te retrouver, je ne peux pas m’empêcher de penser que... que tu serais mieux ailleurs, tu comprends ?
Nous restons assises en silence. Elle regarde la télé pendant que je l’observe.
— Je te signale que je suis heureuse, finit-elle par dire. Je vais parfaitement bien. Voilà. Et si tu veux le savoir, je ne suis pas constamment ici. Je vais de temps en temps dans cet endroit qui s’appelle l’Été perpétuel. C’est génial, au cas où tu aurais oublié, ajoute-t-elle avec un regard en coin.
Je hoche la tête. Pour m’en souvenir, je m’en souviens. Elle s’enfonce dans le canapé en croisant les jambes.
— Alors, tu vois, j’ai le meilleur des deux mondes ! Où est le problème ?
Je refuse de me laisser influencer par ses arguments : je sais que j’ai fait le bon choix, le seul possible.
— Le problème, c’est que je crois qu’il y a un endroit encore mieux. Là où papa, maman et Caramel t’attendent...
Mais elle me coupe la parole.
— Écoute, Ever. Tu crois que je suis ici parce que je mourais d’envie d’avoir treize ans, et que, comme ça n’arrivera jamais, je vis mon adolescence à travers toi. Ce n’est d’ailleurs pas complètement faux, note bien. Mais t’es-tu seulement demandé si je n’étais pas là aussi parce que je ne supportais pas l’idée de t’abandonner ? (Elle cligne des yeux, mais, quand je m’apprête à parler, elle lève la main et poursuit :) Au début, je les ai suivis sur le pont parce que, bon, ce sont les parents, et je me sentais un peu obligée. Et quand j’ai remarqué ton absence, je suis repartie te chercher, mais tu n’étais plus là, et puis le pont aussi avait disparu, et je me suis retrouvée coincée. Ensuite, j’ai rencontré des gens qui erraient là depuis des années, enfin, des années terrestres, ils m’ont fait visiter, et...
— Riley...
Mais elle m’interrompt de nouveau.
— D’ailleurs, j’ai vraiment vu papa, maman et Caramel. Ils vont bien. En fait, ils vont même mieux que bien, ils sont parfaitement heureux. Mais ils aimeraient que tu arrêtes de te sentir coupable. Ils te voient, tu sais ? Toi, non, tu peux seulement distinguer ceux qui n’ont pas traversé le pont, comme moi.
Mais je me moque complètement des détails, qui je peux voir ou pas. Je me répète ses paroles : ils ne veulent pas que je me sente coupable, même si je sais qu’ils jouent leur rôle de parents afin de me réconforter. En fait, l’accident est entièrement ma faute. Si je n’avais pas obligé papa à faire demi-tour pour aller récupérer ce pauvre sweat-shirt du Pinecone Lake Cheerleading Camp à deux balles que j’avais oublié, nous n’aurions jamais été sur cette route à cet endroit précis, au moment où une biche complètement déboussolée nous a foncé dessus, forçant mon père à l’éviter, nous envoyant valser dans le ravin et nous écraser contre un arbre, en tuant tout le monde, sauf moi.
C’est entièrement ma faute.
— Écoute, si c’est la faute de quelqu’un, c’est celle de papa, reprend ma sœur. On ne doit jamais essayer d’éviter un animal qui déboule devant une voiture, c’est connu. Il faut continuer tout droit, et tant pis pour la bête. Mais tu sais comme moi que papa en était incapable, alors il a essayé de nous sauver, mais finalement, il n’a épargné que la biche. Et si c’était la faute de la biche ? Que venait-elle faire sur la route, alors qu’elle avait une forêt entière à sa disposition ? Ou alors c’est le garde-fou qui n’était pas assez. Solide ? À moins que ce ne soit la faute de la voiture, un défaut de fabrication au niveau de la direction ou des freins ? Ou bien... (Elle s’arrête.) Ce que j’essaie de te faire comprendre, c’est que ce n’est la faute de personne. Ça s’est passé comme ça, un point c’est tout. Peut-être que ça devait arriver.
Je retiens un sanglot. J’aimerais bien la croire, mais je ne peux pas. Je sais ce qui s’est passé, je connais la vérité.
— Mais on la connaît tous, la vérité, et on l’accepte. Maintenant, c’est à toi de te faire une raison et d’admettre ce qui s’est passé. Ce n’était pas ton heure, voilà.
Si ! C’était mon heure, mais Damen a triché, et je l’ai suivi !
J’avale ma salive et jette un œil distrait sur l’écran, où Oprah a été remplacée par Dr Phil, un petit crâne chauve et huileux surplombant une énorme bouche qui ne cesse de parler.
— Tu te souviens quand je commençais à devenir transparente ? C’est parce que je me préparais à traverser. Chaque jour, je me rapprochais de l’autre côté du pont. Mais au moment où j’ai pris la décision, tu avais besoin de moi et je n’ai pas eu le courage de t’abandonner dans cet état. C’est toujours le cas, d’ailleurs.
Je meurs d’envie qu’elle reste, mais je lui ai déjà volé une vie. Je ne vais quand même pas, en plus, la priver de l’éternité.
— Riley, il est temps que tu t’en ailles.
J’ai parlé si bas que j’espère qu’elle ne m’a pas entendue. Mais une fois que c’est dit, je sais que c’est la bonne décision, et je le répète, plus fort, avec davantage de conviction. Je n’en crois pas mes propres oreilles.
— Tu devrais y aller, Riley.
Elle se lève du canapé, ses grands yeux empreints de tristesse, les joues ruisselantes de larmes.
— Tu n’imagines pas à quel point tu m’as aidée, dis-je alors. Je ne sais pas ce que j’aurais fait sans toi. C’était uniquement pour toi que je me levais le matin et continuais à mettre un pied devant l’autre. Mais je vais mieux, maintenant, et il est temps pour toi de...
Les mots m’étouffent, je suis incapable de continuer.
— Maman m’avait prévenue que tu me renverrais un jour.
Je la dévisage sans comprendre.
— Elle m’a dit : « Un jour, ta sœur va enfin grandir et faire le bon choix. »
Et à peine a-t-elle prononcé cette phrase que nous éclatons de rire, tant la situation est absurde. Sans parler de l’habitude qu’avait notre mère de rabâcher : « Un jour, tu vas grandir et... » La suite au choix. C’est une manière de soulager un peu la tension et le chagrin, au moment de nous dire adieu. Et puis c’est tellement bon de pouvoir rire toutes les deux !
— Tu passeras me dire bonjour, de temps en temps ?
— Je doute que tu arrives à me voir, puisque papa et maman sont invisibles à tes yeux.
Je pourrais retourner chez Ava pour lui demander de m’aider à ôter mon bouclier, quand j’aurais envie de rendre visite à ma sœur.
— Et dans l’Été perpétuel, ce serait possible ? dis-je.
— Sais pas. Mais je trouverai le moyen de t’envoyer un signe, pour t’informer que je vais bien, quelque chose que tu reconnaîtras comme venant de moi.
Je panique en la voyant disparaître. Je ne pensais pas que ce serait aussi soudain.
— Quoi, par exemple ? Et comment saurai-je que c’est toi ?
Comment en être sûre ?
— Ne t’inquiète pas, tu le sauras.
Et elle s’efface, un sourire aux lèvres, agitant la main en guise d’au revoir.